Que s’ouvrent en moi les plis de la vallée

Emporte-moi sur tes ailes de marbre
emporte-moi sans fin
toi la victoire sans tête
Victoire de Samotrace,
emporte-moi dans les replis du monde
que se retrace en moi l’histoire de son art

C’est sur ma joue soudain la tranche lisse de la diorite
pierre de Gudea, prince du Lagash figé pour l’éternité dans son habit de prière
et pour toujours sur ses genoux l’offrande au dieu Ningirsu
aux terres de soleil et de vent ancienne Irak

Et dans ma main
parmi le même sable voyageur
l’oeil étiré du pharaon d’Egypte
encerclé d’or et de topaze
Joyau du pendentif magique
où le scarabé au corps immense bordé d’ailes d’oiseau
veilla la tombe envahie d’ombres

Les yeux de la femme venue d’Antinoé plongent en mon coeur
à travers les siècles je reconnais
ma soeur
mes doigts se tendent pour dénouer ses cheveux et défaire
les traits d’or qui montent sur son cou

Tout bourdonne et s’écartent les voiles
devant moi le paradis d’or
les anges oiseaux
et sur le Trône de Gloire
La Vierge Sainte dans son habit terrestre
son habit bleu qui tombe sur sur son front

Les mains closes des anges se fondent en d’autres mains
C’est une autre contrée mais c’est le même enfant
Le paysage se déploie
château, pont, rivière immense
mais le Chancelier Rolin ne voit
que l’enfant couvert de lumière

A la frontière de l’horizon doré
s’avance la Nef des fous
la table est dressée et la lune flottante
oscille au rythme de leurs cris
étendard de leur folie
L’eau est noire et le ciel blanc
je ne sais plus qui croire ni comment
la barque m’entraine en sa dérive

deux femmes dans une baignoire, cheveux nattés et corps d’albâtre, l’une tient le téton de l’autre du bout de son doigt invincible

Qu’éclatent les frontières de l’esprit!
Car voici le festin de Gloire
voici les noces de Cana
Les nuages tombent en cascades et au centre des hommes en liesse
le Christ trône avec Sa Mère

quand le paysage limpide d’une Venise de ciel et d’or
dérive au gré de la Tamise
dans le reflet des palais blancs

J’ai aimé, je me suis donnée
j’ai laissé mon corps s’embraser
Je suis Psyché les bras levés
tournant ses lèvres séchées de pleurs
vers celles de celui qu’elle aime
Regardez palpiter ses ailes
déjà nos deux corps se soulèvent
dans une étreinte tournoyante

Je vois les danses de Montmartre
sous les arbres couverts de fleurs
Je vois les deux soeurs au piano
la pluie de leurs cheveux défaits
et dans l’écrin de la maison
mon coeur, près du leur, qui écoute….

La simplicité des jardins
Le taffetas des robes en fleurs
Voici les lumières que j’aime
le regard qui parle à mon coeur

Rester près des maitres et sentir
dans le recoin d’une cuisine
la pomme traversée par la lumière s’ouvrir
et rejoindre le coeur du monde

Je ramasse un à un les cheveux répandus de Frida

C’est la guerre, ce sont les guerres, les villes ont explosé
et les toiles se couvrent de sang
Je traverse des corps sans têtes, des têtes sans vie
les couleurs saignent et les visages
s’allongent jusqu’à perdre contour

La forme sort du cadre et sur la toile ne reste parfois
que deux coulées blanches que l’oeil n’aperçoit
pas dans le carré blanc
Les contours se reforment et dans des couleurs criardes
surgit le visage publicitaire!
Le bois le métal les objets renversés
le dollar étincelant, noir et massif suinte son or
et revenu du fond des âges
le portrait géant de Linda

Dans une bulle où flottaient des voiles j’avançais sans savoir pourquoi
quand au centre des centres j’ai vu
un paysage japonais

Parfois se penche à mon oreille le souffle d’une femme immense
faite de trois millions d’abeilles
puis je bascule et c’est le corps
d’une vallée en trois morceaux
d’une vallée d’os blanchissants
qui me recueille

Trace sur la toile, dans le métal et sur les sols
à chaque fois c’est dans ma chair
que se grave ton trait
que se grave l’histoire
en moi finie
toujours reprenante de l’art

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